Pourtant… je n’étais pas méchante. Je ne voulais de mal à personne.
Oui, j’étais amoureuse facilement. Je tombais parfois dans certains pièges, acceptant de me donner, parfois pour une seule nuit, et ainsi dormir dans des bras protecteurs.
J’étais jeune. Je découvrais ma sexualité. Ma féminité. Je m’amusais de ce pouvoir que je pouvais avoir dans les regards masculins. Je me nourrissais de cette douceur qu’on avait à mon endroit, je me sentais belle et désirable, comme les princesses de ces histoires que j‘affectionnais lorsque j’étais enfant. De temps en temps, j’étais la plus belle du royaume.
Parfois, j’avais peur. Qu’on me voie pour ce que je n’étais pas. Pour une fille facile, alors que je disais bien plus souvent « non » que « oui ». J’avais peur d’être une agace, et j’avais peur d’être une salope. On ne s’en sort pas quand on est une fille et qu’on vit notre sexualité. Celle-ci est définit par le jugement des hommes, qui entre eux, parlent de nous, de notre corps, de notre jouissance ou de notre passivité. Trop facile celle-là, ou trop frigide et mal-baisée. J’en voulais à cette culture qui nous imposait le double standard. Les gars étaient fiers, les filles devaient avoir honte, peu importe qu’elles disent « oui » ou « non ». Dans les deux cas, elles ne s’en sortent jamais. Et elles apprennent à vivre avec ça. Même si elles trouvent cela foncièrement injuste.
Ce soir-là, lorsque tu m’as violée, tu as très bien joué avec cette honte. Tu as su, parfaitement, suivre ton scénario pour que jamais je ne puisse parler, me plaindre, te pointer du doigt. J’ai fini par me laisser faire, parce que tu insistais, tu ne me lâcherais pas cette fois-ci, je le savais. J’ai baissé les bras. Cette option était préférable à celle de te repousser violemment, moi qui n’avais aucune once de violence, tu le savais, tu me connaissais. J’avais beau te dire « non », tu n’en avais rien à faire. Ce soir-là, il fallait que je me donne à toi. Et j’ai compris que je n’avais pas le choix.
Mais tu ne t’es pas arrêté là. Ton scénario tu l’as probablement répété plusieurs fois dans ta tête. Tu l’avais sûrement bien visualisé. Tu y étais presque. Après que tu m’aies déshabillé, je l’ai vu dans ton regard. J’ai vu ton visage changer. Et je n’ai pas compris ce que je percevais dans ton sourire. C’était inexplicable. Mais il était trop tard. J’étais nue et vulnérable sous toi. J’étais fille fragile et toi, grand et puissant.
Cette douceur que tu avais utilisée depuis le début s’est transformée en violence. C’est alors que j’ai tout compris. J’ai paniqué. Une panique indescriptible. Je me suis débattue, j’ai crié, je t’ai supplié de me lâcher. Et toi, tu étais heureux. Tu vivais exactement ce que tu avais prévu. J’étais tombée dans ton piège, comme une pauvre fille naïve. Le fantasme du viol, voilà que tu le mettais à exécution.
J’étais si en colère, je te détestais, je te crachais ma haine par mes paroles et mes coups, pour que tu comprennes que ce que tu faisais, c’était monstrueux. Et je crois que ça, ça t’excitait encore plus. Et cela t’a donné encore plus la conviction que, « violer cette fille qui me déteste », c’est jouissif.
Je n’arrive pas à comprendre que tu aies jouis de mon absence. Lorsque mon cerveau s’est éteint, devant l’horreur de ce que je vivais, toi tu as continué, tu es allé au bout de ton plaisir. Et tu as laissé cette trace en moi, à jamais. Mon existence importait peu. Mon corps seul suffisait. Ma parole ne valait rien. J’étais punie d’avoir été naïve. Fille facile. Salope.
Car c’est bel et bien ce que tu m’as dit avant de partir, alors que j’étais refermée sur moi avec ma tristesse sans fin. « T’es vraiment une salope ».
Et je t’ai cru.
Mon cerveau y a cru pendant toutes ces années. Avoir honte. Me culpabiliser. Me taire.
Tu ne sauras jamais la brisure que tu as créée. Tu ne sauras jamais les stigmates que j’aurai en moi pour le restant de mes jours. Tu n’auras jamais conscience de l’impact que cela a sur moi et sur les gens qui m’aiment. Toi, tu as voulu vivre un fantasme. Toi, tu as décidé que ce serait moi cette fille-là. Et moi, je me suis détestée d’avoir été cette fille-là.
Il n’est jamais trop tard pour se réveiller. Il n’est jamais trop tard pour guérir.
Cela m’aura pris du temps, beaucoup de temps. Je dois me pardonner d’avoir attendu si longtemps.
Je vais te sortir de mon corps. Je vais être forte, enfin. Tu ne me domineras plus. Le chemin que je dois prendre n’est pas facile. Je vivrai de la souffrance encore et encore. Et peut-être même jouiras-tu de m’entendre raconter le récit de ton fantasme si bien exécuté. Juste à y penser, ça me lève le cœur.
Car être fille violée qui demande justice, c’est prouver qu’on n’a pas voulu être violée. La justice est à ce point injuste. Nous ne sommes qu’en 2018. Et toi, tu devras seulement lever un doute sur moi. Rien de plus. Ce doute que tu m’as fait ressentir ce soir-là, car au final, je me suis laissée faire, non? Alors, je suis devenue violable.
Je vais l’utiliser ce seul chemin possible devant moi. En sachant que tu as encore le rôle du plus puissant. On va douter de moi, on va me juger. Et toi, peut-être seras-tu considéré comme une victime, une pauvre victime de cette femme frustrée qui n’a pas compris quelque chose, ou même, qui ment assurément! La pauvre folle… pourquoi s’acharne-t-elle sur cet homme? Qu’elle fasse sa vie, qu’elle oublie, qu’elle soit une vraie femme douce et remplie de gratitude envers la vie. Elle a une famille, des amis, de beaux enfants et un emploi dans lequel elle s’épanouie. Pourquoi tient-elle à faire du mal? Surtout après tant d’années! Quelle tourne donc la page!
Je ne me laisserai pas ébranler. Pas cette fois. Parce que tu n’avais pas le droit. Parce que je suis un être humain. Ça, tu n’y avais pas songé ce soir-là. Quand tu es sorti de ma chambre, tu n’avais pas idée qu’à ce moment-là, le sentiment d’injustice m’a envahi. Qu’il n’est jamais partit. Et que peu importe ma souffrance, les jugements qui fuseront de toutes parts, les impacts sur ma vie, les projets déchirés et les regards suspicieux, je me battrai pour me rendre justice. Je me défendrai enfin. Tu m’as prouvé ta force physique ce soir-là. Je te prouverai ma force psychologique. Je vais me libérer de ton emprise. Je suis la plus forte du royaume.