La perception

Tout est question de perception. Le traumatisme du viol vient modifier la perception que l’on a de soi-même. Cette perception demeure, même si le souvenir du trauma s’engouffre dans un coin oublié du cerveau. La perception vient aussi modifier ce que l’on croit que les gens pensent de nous. Tout est brouillé. Tout devient certitude, aucune question ne se pose. La victime n’a pas conscience que sa perception est fausse, qu’elle a été brisée par le trauma.

Cette perception vient du fait que l’on met la faute sur soi. Qu’on se sent responsable. Qu’on est persuadée d’être allé au bout de l’humiliation par sa propre faute. On a été utilisée, on a servi d’objet, on n’a pas à se plaindre. On a été « ça » dans le regard de quelqu’un. Il faut donc changer qui on est pour ne plus que cela ne se reproduise. Pour ne plus jamais être vue de cette façon, ne plus être considérée comme telle.

À partir de ce moment, l’identité personnelle est chamboulée. On ne s’aime plus, on veut se reconstruire, on veut être quelqu’un d’autre, ou du moins, retrouver à l’intérieur de soi qui on est vraiment. On s’accroche aux moments de bonheur que l’on peut vivre, et les moments de souffrance se font en silence, à l’abri des regards. On veut effacer à tout prix cette perception que l’on a de soi, alors on n’en parle pas. Que personne ne sache, c’est la seule façon qu’un jour, la souffrance puisse disparaître.

Pour fuir cette perception de soi-même, la victime changera de milieu, de cercle d’amis, de ville… Je me rends compte que c’est exactement ce que j’ai fait. Même après 20 ans, j’avais peur en silence de cet endroit qui me rappelait de mauvais souvenirs… qui me rappelait ce que j’avais été. Et même si cela faisait longtemps, même si j’étais plus loin physiquement, j’avais toujours peur que ce passé ne me rattrape. Que l’on découvre ce que j’avais été. Cette perception me suivait, toujours.

Certaines choses que l’on voit ou entend nous rappelle cette perception que l’on a de soi-même et la douleur est intense. Lorsque je voyais à la télévision des femmes-objets, utilisées, des prostituées, des danseuses nues, n’importe quoi se rapprochant de l’image de la femme soumise à l’homme (évidemment des scènes de viol), je tremblais, je me sentais concernée, j’avais envie de vomir, j’avais honte, j’avais peur… et tout cela, même si je ne me souvenais plus du trauma. Le corps émotif se rappelle du viol. Le cerveau n’a pas accès aux images car il nous protège de cette souffrance. Mais la perception reste en nous. C’est pourquoi il y a des résonnances lorsque l’on voit des images ou qu’on entend des mots.

La perception est une saleté sur une période précise de la vie. Elle nous fait sentir comme un imposteur. On a le sentiment que l’on cache quelque chose aux gens qui nous aiment. On croit que le temps aidera, que ça s’estompera… mais ce n’est pas le cas. Le temps n’a aucune importance. « Le temps arrange les choses », cela ne s’applique pas dans ce cas-ci. Et on sait qu’un jour, on devra y travailler, faire quelque chose pour guérir cette perception, ou du moins faire la paix avec celle-ci.

Lorsque la vérité explose, c’est tout un monde qui s’écroule. Bien entendu, c’est un monde malheureux et néfaste qui meurt, et cela est tant mieux! Car cette perception est lourde à porter, la douleur est insoutenable. Par contre, si cette prison s’effondre, il n’est pas nécessairement facile de se relever rapidement. Surtout lorsque cela fait plusieurs années que cette perception nous suit. Il y a des journées où on se sent libérée, et d’autres où la perception vient nous envahir à nouveau, persuadée qu’on ne s’en sortira jamais.

Remettre les morceaux en place, faire face à la réalité, retrouver le souvenir, faire du sens, comprendre, revivre, souffrir à nouveau, tout cela fait partie du processus pour guérir de la perception handicapante. Renouer avec le traumatisme, c’est un choc épouvantable. Par contre, cela est nécessaire pour comprendre l’impact sur la perception.

Il est frustrant de réaliser les dommages que cela a causés au fil de toutes ces années. Dommages psychologiques, physiques, sociales, émotionnelles… Évidemment, la colère s’empare de nous lorsque l’on comprend tout le tort causé par l’événement. Et cette colère est saine, car enfin, elle n’est plus dirigée vers soi-même. La honte se transforme en colère contre l’autre et c’est libérateur. Si certains croient que la colère est néfaste, je crois qu’elle est essentielle dans le processus de guérison. Elle a sa place légitime pour se débarrasser du sentiment de culpabilité. Le coupable, c’est l’agresseur. Cette colère que l’on a enfouie doit sortir, s’exprimer. La culpabilité ne nous appartient plus. Il faut s’en débarrasser. Et la colère aide à reformuler la perception de soi. Elle ne doit plus être refoulée, elle doit être extériorisée. C’est pourquoi certaines victimes décident de porter plainte, même si cela fait plusieurs années, même si le processus judiciaire ne va pas plus loin. Mais porter plainte n’est pas synonyme de guérison, aucunement. Il est un élément parmi tant d’autres et il n’est pas essentiel pour tout le monde.

Ce n’est pas seulement en comprenant le traumatisme que tout s’efface. Ce n’est pas aussi magique. La perception est imprégnée dans le corps et dans l’âme. Il faut se donner le temps pour vivre toutes les émotions refoulées. Le trauma doit sortir de sa cachette et reprendre sa place dans le cerveau, dans son histoire personnelle. Parfois, on refuse, on ne veut pas y croire, on ne veut pas replacer l’événement dans sa vie. D’autres fois, on déprime, on a mal, la perception vient nous gruger encore, on rechute. Le lendemain, on se relève, on est une battante, on a survécu à ça, on se trouve forte d’avoir gardé la tête hors de l’eau et d’avoir réussi sa vie, d’avoir été capable de se protéger. Ce sont les montagnes russes de la prise de conscience.

On ne se doute pas à quel point un viol vient transformer la vie de la victime. Les impacts que cet événement peut avoir. Peut-être qu’un jour, on considérera ce crime pour ce qu’il est vraiment : un meurtre. Rien de moins. Le viol vient tuer qui on est. Il vient modifier le chemin. Il vient transformer l’image que l’on a de soi-même. Il tue notre monde, notre innocence, notre joie simple et facile, notre confiance. Le viol, c’est le meurtre symbolique et psychologique de la perception de soi.

Flashback

Ils sont incontrôlables. D’une douleur innommable. Pendant certaines périodes, ils me laissent tranquille. Mais ils reviennent. Les flashbacks viennent me hanter, la nuit, le jour…

Pendant le trauma, le souvenir éclate en morceaux. Trop douloureux, trop insensé, trop honteux. Les images s’en vont dans la mémoire, mais pas avec les autres souvenirs. Le trauma a une place particulière dans le cerveau, parce qu’il est trop chargé d’émotions.

Ces brides de souvenir remontent parfois à la surface et, comme mécanisme de défense, on ignore, on ne veut pas voir, cela fait trop mal. On fait comme si cela n’était jamais arrivé. C’est la seule justice possible. Ne pas être affecté. Continuer sa vie et tout faire pour réaliser ses rêves. La seule option, si on ne veut pas se jeter en bas d’un pont. On appelle cela le refoulement. Le cerveau agit ainsi pour notre survie psychologique.

Mais les images remontent, lorsqu’on devient vulnérable devant quelqu’un. Parce que lors de mon trauma, c’est ce qui s’est passé. On m’a menti, manipulé, pour ensuite me violer. Alors, je suis devenue méfiante, angoissée lorsqu’on me disait des mots doux, toujours peur de me faire prendre dans un piège, qu’on me fasse violence, qu’on m’humilie. Les images, on les met loin dans son âme, mais les émotions restent toujours. C’est ce qu’on appelle les flashbacks émotifs.

Il y a aussi les flashbacks auditifs. Les mots entendus restent en nous, comme une voix toujours présente qui nous tue. Avec les années, on vient qu’à croire que ces paroles, c’est nous qui les pensons. Cette voix, c’est la nôtre. On croit cela parce que les images on ne les a plus, enfouies trop loin, inatteignables et silencieuses. Lorsqu’on entend un mot, on frissonne, on se sent mal, on devient faible. Comme si on cachait quelque chose aux autres, et surtout à soi-même. Dans mon cas, le mot « salope » est devenue une plaie ouverte. Je l’avais de travers dans la gorge, comme si je pensais cela de moi-même. Et pourtant…

Il y a des moments précis où les flashbacks visuels remontaient, surtout dans les premières années. Durant les relations sexuelles, évidemment. Je figeais, car j’avais peur (flashback émotif) et parce que je voyais des images. Je ne voulais pas les voir! Mais elles revenaient à chaque fois. Je trouvais intolérable de voir mon corps bouger, d’entendre l’autre respirer. J’angoissais, littéralement. Et je m’en voulais de réagir ainsi. Mais pour moi, le désir, c’était devenu impossible. Je me sentais complètement vulnérable. Et surtout, lorsqu’on me regardait avec envie, ça me faisait trembler, bien malgré moi.

Les flashbacks remontent aussi dans les cauchemars. Mais ce sont des cauchemars particuliers, car ils semblent réels, ils sont sensoriels, on est persuadé d’être éveillé. On se réveille avec la panique extrême. Les maux de tête, les maux de cœur, les tremblements. Parfois, je croyais que je virais folle. Cela me faisait très peur. Au moins, maintenant, je comprends le phénomène. Je me réveille encore en panique avec les flashbacks visuels et émotifs, mais au moins, je sais. Rien n’est plus horrible que de ne pas comprendre.

La différence entre un souvenir « normal » et un souvenir traumatique, ce sont justement ces émotions incontrôlables qui nous empoisonnent. On s’empêche de faire certaines choses, on fuit certains sujets, on a peur lorsqu’on entend un mot, on tremble lorsqu’on voit une image à la télévision, on sait que quelque chose ne va pas, on ne comprend pas. Je savais pertinemment que je devais réparer quelque chose et je savais que ce « quelque chose » était dans cette époque précise de ma vie. D’ailleurs, le souvenir traumatique laisse des perceptions de soi. Dans mon cas, cette perception englobait une période de ma vie. Je savais que c’était là que se trouvait ma réponse. Mais plonger, cela fait extrêmement peur. Alors on attend, on attend…

Il y a ce qu’on appelle des « éléments déclencheurs ». Ceux-ci réveillent le traumatisme. Dans mon cas, le mouvement #moiaussi m’a complètement bouleversée. Je me suis mise à avoir des réactions physiques, de la tristesse profonde et la peur m’envahissait à tout moment. Le soir, je m’enfermais dans ma chambre très tôt. Je ne mangeais plus. Je ne ressentais plus la faim, aucunement. La nuit, je me réveillais en sueur. Je faisais de l’insomnie et des cauchemars sans cesse! Dormir était devenu douloureux car je me réveillais toujours en panique. Je savais que quelque chose se passait. Et les gens autour de moi le voyaient. Que trop bien même. J’étais absente. Je faisais le saut à rien. Mon corps était en alerte constamment.

Et lorsque les flashbacks visuels se mettent à remonter à la surface, ce que l’on ressent est paradoxal. Cela me faisait extrêmement souffrir, mais en même temps, je ressentais une délivrance. Enfin, je comprenais. Enfin, tout était clair. Et les flashbacks visuels sont particuliers, ce ne sont pas comme des souvenirs « normaux » que l’on va cueillir. Ce sont des souvenirs qui ont toujours été là, mais derrière un brouillard. Enfin, on lève le voile sur ce qui nous hante depuis si longtemps. Et tout se place… le sensoriel, l’auditif, le visuel, l’émotif…

Cette colère qui me rongeait, enfin, je la comprenais. Je ne peux expliquer à quel point c’est libérateur. Car pendant tout ce temps, je croyais que ce qui me hantait était quelque chose que MOI j’avais fait. Je croyais être coupable de quelque chose, j’avais la honte qui me suivait, j’avais peur de ce que j’allais découvrir sur moi-même! Et là, je découvrais une horreur, évidemment, mais en même temps, je comprenais que ce n’était pas de ma faute. Cette faute qu’il avait mise sur moi avant de partir. Cette faute que j’ai prise sur moi le lendemain quand on n’a pas voulu m’aider.

Il y a des jours où mon corps et ma tête ont 19 ans. C’est hallucinant. Je tremble, je pleure, j’ai mal. Et pourtant, cela fait 20 ans. Voilà la plus grande différence entre un souvenir « normal » et un souvenir traumatique. Ce dernier est dans le corps. Le temps n’a aucune importance. Le temps n’existe pas. La mémoire est dans chacune de nos cellules. On n’y peut rien. On ne peut pas simplement « se changer les idées ». Il est là le problème. Ces images violentes, humiliantes et terrifiantes me font sentir comme si j’y étais. On revit le traumatisme encore et encore. Et la panique envahie le corps. Les flashbacks ne se contrôlent pas. Et c’est très souffrant, croyez-moi.

Le choc

Ce que je vis… j’ai peine à y croire moi-même.J’ai avancé dans la vie, années après années… comme une grande.J’ai avancé dans la vie, j’ai nagé, j’ai tenu bon, j’ai tout fait pour ne pas couler.

Surtout, ne pas regarder en arrière, ne pas regarder en arrière…

J’ai voulu fuir ce passé. Ce passé dont j’ai si honte. Ce passé qui me révolte. Ce mélange d’humiliation et de colère, de sentiment d’injustice. Je détestais tant cette période de ma vie, je détestais ce que j’avais été, ce qu’on m’avait fait… sans vraiment comprendre, en pensant comprendre, en sachant très bien qu’un jour ou l’autre, je devrais m’arrêter et regarder enfin, faire face à cette tache sur ma vie qui m’empoisonne l’esprit.

Et j’avais peur. Peur que ce passé ne me rattrape, que cela détruise tout ce que j’ai construit. Si les gens autour de moi savaient, ils ne me verraient plus de la même façon! Au fond, ils ne me connaissent pas tant que ça… ils ne me connaissent pas dutout. Je leur cache une partie de moi, une vérité de ce que je suis, l’essentiel de mon être. Je me cache, j’essaie d’être quelqu’un d’autre… je veux qu’on m’aime.

Ce que je vis est indescriptible.

Octobre 2017. J’entends parler du mouvement #moiaussi. Il y a les accusations envers Gilbert Rozon. Les témoignages me bouleversent. Je lis sur le sujet, les médias ne parlent que de cela, je suis complètement à l’envers. Qu’est-ce qui se passe avec moi? Pourquoi ces émotions qui m’envahissent, comme si cela me concernait? Pour qui je me prends? Je m’invente des histoires? Qu’est-ce que j’ai?

Jour après jour, j’ai la gorge nouée. Ça monte en moi. La tristesse, la honte, la colère… Et ce passé. Ce passé que je déteste, que je voudrais tellement effacer de ma vie! Ce passé qui me remplit de honte!!! Ça suffit… qu’est-ce qui se passe? Et si tout cela n’était pas de ma faute… Et si finalement, j’avais été victime? On parle des émotions vécue par ces victimes… et on dirait qu’on parle de moi! Est-ce que je suis folle?

Mes journaux intimes… preuve de l’existence de ce passé. Ces journaux que j’ai tant voulu jeter, brûler, déchirer! Ces journaux qui me rappelaient cette période de ma vie que je voulais effacer. Je me suis toujours retenu, à la dernière minute, de m’en débarrasser. Plonger. Je dois plonger. Je suis assez forte maintenant pour le faire. Je dois enfin faire la paix avec moi-même…

Jour après jour, je lis. Ça me fait du bien. Ça me réconforte. J’étais une amoureuse, j’étais jeune, j’étais libre. Finalement, j’ai été sévère avec moi! Pourquoi avais-je cette image si négative de moi-même? Et oui, j’ai eu des déceptions avec des garçons, souvent! Mais ils n’étaient pas si épouvantables… certains m’ont menti, c’est vrai. Parfois j’aimais et on ne m’aimait pas, parfois on m’aimait et moi je n’aimais pas… La jeunesse quoi! Faire la paix avec ce passé, comme cela fait du bien à mon âme! Pourquoi ai-je attendu si longtemps?

J’ai lu la majorité des journaux de cette époque. J’étais vers la fin. Je lisais moins. L’essentiel était lu. J’avais renoué avec ce passé, j’avais travaillé à me pardonner. Je suis assise dans ma garde-robe, avec ce journal entre les mains, et je continu la lecture, pour le plaisir, en sachant que cette période est presque terminée.

Et je tombe sur cette page. Les premiers mots… les premières phrases…

J’ai eu une réaction physique! L’air est entré dans mes poumons avec violence! Comme si le souvenir venait d’entrer dans mon corps! Et ces mots que je ne cessais de répéter à haute voix, seule dans ma chambre : « Comment j’ai pu oublier ça? Comment j’ai pu oublier ça? » Mes mains tremblent, j’ai peine à respirer, je suis étourdie…

Comment ai-je pu oublier que j’ai été violée? Lui… c’est lui! Mon monstre c’est lui! Comment j’ai pu oublier ça? C’est impossible d’avoir oublié ça! Et tout revient… les émotions, les images… Comment peut-on oublier un souvenir aussi horrible? Moi qui a une excellente mémoire, qui s’est toujours donné comme mandat de ne pas oublier mes souvenirs! Comment j’ai pu effacer ça… mais finalement, je n’ai jamais effacé. C’était là, à l’intérieur de moi, et soudainement, tout a jailli, comme une explosion, comme une marmite qui déborde, comme une urgence de se libérer.

Le choc post-traumatique. Les images, les cauchemars, les sueurs froides, la panique, l’incapacité d’être en public, les difficultés de concentration, les tremblements, la perte d’appétit, la tristesse profonde. Et pourtant, l’événement date d’il y a 20 ans.

À l’époque, j’avais tremblé le lendemain. J’étais en état de choc. Il m’avait violée, je le détestais, j’avais peur, j’avais besoin d’aide. Mais je ne pouvais rien faire. Il avait gagné. Il avait déjà commencé à raconter un mensonge sur ce qui s’était passé. J’étais foutu. C’était de ma faute. C’était moi la conne. J’ai mérité ce qui est arrivé. « Ta gueule » que je me disais. Et j’ai refoulé le souvenir. Ne plus y penser, c’est la seule façon de s’en sortir, la seule. Effacer cela de ma vie. Ne plus jamais lui parler. Ne plus jamais m’en rappeler.

Et j’ai construit un mur.

Ce mur que j’ai fui. Lorsque je me retournais, je voyais ce mur que je détestais, ce mur qui entourait cette période de ma vie. Ce mur sur lequel il était écrit le mot « salope ». Et J’ai cru à cela, pendant 20 ans. Mon estime de moi-même était entachée de ce mot. Ce n’était pas une impression, c’était une conviction. Un jour, je devrais me pardonner d’avoir été une salope.

Le mur est tombé. Le souvenir est remonté. Jour après jour, de nouvelles images, des paroles, des sensations, des émotions. Mon corps envahit par le souvenir, sans cesse. Une libération, car enfin, je comprenais tout. Tout! Je comprenais ce que j’avais trainé avec moi depuis cette époque, je comprenais le sentiment d’injustice qui m’habitait, j’ai compris cette honte qui m’empêchait d’être complètement heureuse, j’ai mis le doigt sur le problème. Le problème avait une date, un nom, un visage. Enfin, c’est revenu. Je n’étais pas folle. Je savais qu’il y avait quelque chose… je savais que quelque chose s’était passé…

Et ce souvenir clair… clair comme aucun souvenir… avant de partir, de quitter ma chambre, il a voulu planter un dernier couteau… « T’es vraiment une salope ».

L’estampe était faite.

Ce que je vis en ce moment est indescriptible. Le souvenir est maintenant presque complet. Le casse-tête se reconstruit, jour après jour. Sans les demander, sans les chercher, les morceaux jaillissent dans ma mémoire, reprennent leur place. Quand cela arrive, ça me fait mal, car l’émotion associée remonte aussi en même temps.

J’ai autour de moi des gens formidables. Qui m’appuient, m’aident et surtout, me croient. Enfin. À l’époque, je n’ai rien dit car j’étais persuadée qu’on ne me croirait pas. Parfois, ce sentiment me hante encore. Mais lorsqu’on me dit « je te crois », la blessure est moins douloureuse à supporter. Enfin, je peux me libérer.

Et ce besoin de justice. Ce besoin qui hurle, qui hurle depuis 20 ans, enfin, je le comprends! Alors, je me suis levée et j’ai porté plainte. Je sais ce que j’ai vécu. Je sais ce qu’il a fait. Il avait tout prévu. Il a été cruel. Ce n’était pas de la sexualité, c’était de la violence. Il a voulu me détruire.

Je vais me battre pour cette jeune de 19 ans qui ne pouvait rien faire, qui était détruite, impuissante. Je vais la prendre par la main et je vais lui rendre justice. Rien ne pourra me faire  reculer.

Je vais guérir.

La honte va lui revenir. Elle ne m’appartiendra plus.

Je n’étais pas une salope. C’est lui le salaud.